Y ALLER OU PAS ? Au moment de s’envoler pour le Népal, les voyants sont au rouge pour Laurent Lafforgue, Chantal Pradelles et Alain Pozo. Entre la psychose mondiale des attentats, un pays dévasté par les séismes du printemps 2015 et l’embargo pétrolier décidé par l’Inde, tout le monde leur déconseille le voyage. Mais désir de venir en aide à une famille népalaise et appel de l’aventure sont plus forts. Au retour, un trek en gestation mais plus encore : des souvenirs qui ne sont pas faits que d’histoires de montagne. Texte : Laurent Lafforgue. Photos : Laurent Lafforgue et Cyril Renailler.
1er décembre 2015, aéroport de Katmandou. Je tends fièrement mon passeport à l’officier chargé de l’immigration. Il le tamponne, me le rend sans la moindre expression du visage et m’invite à franchir la douane. Me voilà au Népal pour la huitième fois. Étonnamment, le voyage s’est déroulé sans encombre, presque plus facilement qu’à l’accoutumée malgré la psychose mondiale d’attentats suite à ceux perpétrés à Paris deux semaines plus tôt. À Blagnac, comme lors de notre escale à Istanbul, pas d’escorte armée, pas de restriction de circulation, pas de contrôle particulier. Contrairement à ce que racontent les médias occidentaux, personne ne se déplace à plat ventre ou à toute vitesse. Nous nous détendons un peu. Le transport jusqu’à l’hôtel s’effectue dans l’effervescence habituelle où la densité s’exprime d’abord par les Klaxon et les trajectoires incertaines des véhicules. De prime abord, tout semble fonctionner à peu près normalement. À cet instant, difficile de croire qu’un embargo pétrolier organisé par l’Inde prive la population d’essence et de gaz. Mais de ça, nos médias français n’en ont cure : ne surtout pas compromettre le faramineux contrat de vente des trente-six Rafale que la France essaye de refourguer depuis des mois au géant indien.
En substance, l’adoption par le Népal d’une nouvelle constitution serait la cause du blocus, l’Inde reprochant à la jeune république le découpage géographique de la bande sud du pays, c’est à dire la plaine fertile du Teraï, région majoritairement occupée par de riches Madeshis(1), en plusieurs états. De fait, Delhi y voit une entrave à ses futurs échanges commerciaux et défend plutôt l’idée d’un seul district. En soutenant ainsi les Madeshis, l’Inde ne fait pas que mettre dans les mains des plus riches le grenier à blé du Népal, elle lorgne aussi et surtout sur le potentiel hydroélectrique de la région car c’est là que s’écoulent quelques-uns des grands fleuves himalayens. Un milliard deux cent mille indiens à éclairer, ça attise les convoitises… En attendant, comme si le pays n’avait pas assez souffert des séismes du printemps, les prix flambent. Ce n’est qu’une fois arrivés à destination, au Dolphin Guest House, que nous prenons la mesure des choses : il n’y a pas de chauffage, pas d’eau chaude et l’on cuisine au feu de bois. Et c’est ainsi dans toute la ville. (1) Ethnie pro hindouiste vivant dans les plaines népalaises et constituant 25 % de la population.
Secousses. J’ai passé une année de merde, disons-le. Je n’étais tellement pas dans ce voyage que j’ai bouclé mon sac la veille du départ. À présent, j’étais néanmoins heureux de me retrouver à Katmandou. De toutes les capitales himalayennes, c’est la plus fascinante. Je ne connais aucun autre endroit capable de vous happer avec autant de puissance. Idéal pour panser ses plaies. Au milieu des fumées d’échappement, le flot de touristes(2) occupe principalement le quartier de Thamel et ses ruelles étroites. J’y ai presque mes habitudes et s’il m’arrive encore parfois de m’y égarer, j’aime me fondre dans cette ambiance unique et inimitable. Ici sont les bars, les restaurants, les barbiers, les étals sanglants des bouchers, les vendeurs de thé, de fruits, de légumes, d’épices, de bijoux, de tapis, les ferronniers, les couturiers, les singes, les chiens, les vaches, les diseurs de bonne aventure, les magasins de montagne aux vitrines débordant de doudounes contrefaites… « Penser à en ramener une bleue » notais-je sur ma liste de courses. Ici, tout se vend, tout s’achète, tout se marchande. Surtout. Même le hachisch « good quality » qu’un trafiquant invisible susurre au creux de votre oreille lorsqu’en fin de journée l’obscurité avance. Tout cela aux abords des temples des dévots de Krishna ou de Bouddha. (2) Des touristes particulièrement absents cette année.
Sur les autels, des offrandes, des fleurs, des bougies, des croyances. Partout, de la fraternité. Et beaucoup d’humanité. Dans les regards appuyés des jeunes vendeuses, des sourires, de la gourmandise, du désir. De l’amour aussi. Celui-là même dont on ne comprend ni son entrée soudaine dans votre vie, ni son départ, surtout lorsqu’il vous quitte de façon sinistre. La vie avance avec parfois trop de secousses. Les secousses, c’est pourtant ce qui m’amène au Népal avec mes compagnons. Cette fois, il n’est ni question de trekking ou d’alpinisme mais d’aide humanitaire. Ou plutôt d’aide fraternelle. J’aime mieux ce terme. Avec en poche les dons d’une trentaine de généreux donateurs, nous venons retrouver Azita, une jeune fille rencontrée par hasard lors d’un voyage précédent et grâce à laquelle nous avions passé une soirée inoubliable auprès de sa famille dans la légendaire «Maison des Rêves» de Jyamire(3). Mais dans la catastrophe du printemps dernier, « Dreams’House » s’est effondrée, emportant avec elle le vénéré grand-père. Aujourd’hui, nous sommes là pour venir apporter notre soutien à cette famille endeuillée et, si possible, initier la reconstruction de la Maison des Rêves. Apporter directement les dons, sans passer par le moindre intermédiaire, c’est ma façon de venir témoigner ma solidarité. Ce Népal m’a trop donné pour que je continue à le parcourir sans rien lui rendre. (3) Lire la page consacrée à l’action « Solidarité Népal » initiée par regard’isard.
Le temps avance, pas la reconstruction. Azita est aujourd’hui étudiante à Katmandou. C’est une belle et charmante jeune femme de presque 22 ans qui nous attend dans le hall de notre hôtel. Les retrouvailles sont émouvantes mais contenues. Au Népal, les démonstrations affectives sont mal vues, surtout entre filles et garçons. Tout est suggéré mais jamais affirmé. J’attendrai donc un peu pour serrer dans mes bras cette jolie petite brune. Passé l’émotion, joie, rires et sourires viennent bientôt animer la discussion. On en oublierait presque que c’est un tremblement de terre qui nous réunit à nouveau. Azita s’est démenée toute la matinée, pendue à son portable, pour organiser notre convoi vers Jyamire. Avec le blocus indien, le carburant a atteint des sommets. D’ailleurs, elle ne décolère pas contre le prix exorbitant de la course. Dès que nous quittons Katmandou, où il est finalement assez difficile d’estimer les stigmates réels tant la ville est en chantier perpétuel, la réalité prend le dessus : six mois après le séisme, le Népal des collines est encore sous les ruines. Comme toujours lorsqu’une catastrophe se produit sur la planète, des milliards sont promis. Mais comme d’habitude, rien ne se passe. Le temps avance, pas la reconstruction. On se demande où sont allés les dons. Dans ce pays corrompu, l’aide internationale est largement détournée et la plupart des projets de développement n’aboutissent jamais. À défaut, la « résistance » s’organise, la population se débrouille et tout le monde s’entraide. Les deux séismes qui ont secoué le pays ont principalement touché les villages de moyenne montagne proches des épicentres. Pas une maison n’a résisté et les rares encore debout, lézardées de fissures, sont pour la plupart inhabitables. Les habitations situées en crête ont été particulièrement atteintes. C’est souvent l’étage qui a été détruit. Les familles vivent désormais dans des abris de tôle ondulée. Parfois, quelques parements de bambous, ou de torchis, apportent un peu de coquetterie à ce qui s’apparente désormais à un gigantesque bidonville dispersé dans les rizières. Après avoir arasé l’étage et recouvert l’édifice de bâches plastiques, certains dorment à nouveau dans leur maison. Si tant est que l’on puisse toujours appeler ça une maison.
Retour à Jyamire. Aujourd’hui, presque chaque vallée du Népal est parcourue par son bout de goudron ou sa piste carrossable. Il y a dix ou quinze ans, ça n’était pas encore le cas. Pour les villageois, la route, c’est la possibilité d’être relié au reste du monde. Mais comme partout où la route arrive, la laideur s’installe avec son lot de fils électriques, de fûts de goudron abandonnés, de poussière et de tas d’immondices jonchant les abords des villages. C’est néanmoins grâce à cette piste chaotique, qui s’élève vertigineusement au-dessus de l’Indrawati Khola, que nous parvenons à Jyamire. En 2012, en quittant la Maison des Rêves, je ne savais pas que j’allais y revenir aussi rapidement. Au vu des photos envoyées par Azita, je savais à quoi m’attendre. Mais la vision d’un terrain vague envahi par les mauvaises herbes, en lieu et place de la maison familiale, me semble irréel. À notre arrivée, Mam, la mère d’Azita(4) et Chunu Maya, sa tante, que nous surnommerons bien vite « Miss Smile » en raison de son sourire permanent et de sa bonne humeur franchement communicative, sont occupées à battre le millet. À leur façon un peu fébrile de se servir de l’instrument, à ces regards furtifs lancés dans notre direction, à cette indifférence feinte, on peut deviner la confusion, l’embarras, la tension nerveuse que ces dames ont pu accumuler au fur et à mesure que notre venue devenait imminente. Accueil courtois et chaleureux, mais toujours avec pudeur, délicatesse et retenue. En contrebas de l’aire de battage, une baraque de tôle ondulée fait désormais office d’habitation. Un abri sommaire offrant un semblant de confort. Nous sommes invités à y déposer nos affaires. C’est là que nous dormirons ces prochains jours, avec toute la famille. Même chose pour les repas, que nous partagerons à même le sol dans une pièce annexe servant de cuisine. (4) Mithila de son prénom.
Au Népal, une telle intimité avec des étrangers est chose rare, surtout chez les castes hindous. Nous mesurons le privilège qui nous est accordé, même si, la nuit, les souris courent au plafond pendant que les singes se battent sur le toit. Pas vraiment l’endroit pour jeunes filles romantiques. Après une telle catastrophe, on pourrait s’attendre à trouver une population désœuvrée. Mais il n’en est rien : en dehors du fait que des abris de tôle ont remplacé les maisons, il est quasi impossible, pour celui qui viendrait ici pour la première fois, de savoir qu’il y a eu un séisme. Passé les premiers jours du désastre, où il a fallu construire des abris de fortune et s’occuper des morts, les népalais ont vite retrouvé une attitude exemplaire : ils vivent à nouveau (presque) normalement, sans se plaindre, en conservant le sourire et leur légendaire sens de l’hospitalité. C’est une vraie leçon de vie et de courage. L’heure n’est plus aux atermoiements mais à la fin des récoltes et, déjà, on laboure les rizières en prévision des prochaines semailles. Il est indispensable de s’approcher de ces populations avec modestie et sagesse. Aussi, compte tenu du blocus et après discussion avec Azita, il nous est vite apparu indécent de dépenser un quart des dons récoltés en carburant pour faire acheminer, coûte que coûte, des matériaux de construction, tout cela pour satisfaire nos idéaux de bienfaiteurs condescendants. L’argent sera donc placé sur un compte en banque à Katmandou en attendant que la situation économique s’améliore. La Maison des Rêves sera bientôt reconstruite : Azita, qui n’est pas du genre à s’en laisser conter, saura gérer cet argent et s’engage à nous tenir informés des dépenses et de l’état d’avancement des travaux. D’ores et déjà, elle et sa famille souhaitent la bienvenue à tous les généreux donateurs.
PORTFOLIO JYAMIRE
Trek en Gestation. Au Népal, comme en Inde, un hochement de tête de gauche à droite (ou le contraire) signifie « oui, d’accord ». Azita a bien compris ma demande : dans dix jours, elle sait qu’elle doit impérativement m’envoyer une voiture à Nagarkot(5). Méticuleuse, elle a noté au jour près l’itinéraire que j’envisage de réaliser et s’étonne tout de même que nous ne soyons pas munis d’un téléphone portable. Demain, elle rentrera à Katmandou car elle doit s’occuper de l’autre partie de sa famille qui réside dans le quartier de Baktapur. De notre côté, nous avons dix jours devant nous pour rejoindre Nagarkot à pieds. C’est plus qu’il n’en faut. Aussi, je consacre les quatre premiers jours à la réalisation d’une boucle sur les hauteurs de Jyamire. Cela me permet ainsi d’effectuer une variante à l’itinéraire parcouru en 2012 qui nous avait permis de gravir le Chang Samarphu(6). À travers de superbes rizières, une première étape nous conduit à Nawalpur. Le soir, nous campons à proximité d’une famille qui met à notre disposition son devant de porte. Fatalement, le village entier se déplace pour nous rendre visite. (5) Situé à une trentaine de kilomètres seulement de Katmandou, Nagarkot est l’un des spots touristiques du Népal où l’on peut admirer quelques-uns des plus hauts sommets du monde. (6) Culminant à 3905 m, le Chang Samarphu est un petit sommet situé sur la longue crête surplombant à l’Est l’Indrawati khola. Pour les amateurs de trek et d’ascension sauvages, c’est un bel objectif qui dispense une vue à couper le souffle sur les sommets du Langtang et du Jugal Himal.
Ce qui intrigue le plus les gens du coin, c’est comment nous autres, occidentaux, nous pouvons dormir à trois dans une si petite tente sans avoir froid. Le lendemain, pour la première fois depuis notre arrivée au Népal, pays surpeuplé, nous avons le plaisir de retrouver un peu de quiétude en nous enfonçant au cœur d’une forêt vierge.
Quel bonheur de se laisser aller sur un chemin ancestral parfaitement tracé où les racines des gros arbres forment des marches d’escalier naturelles. Nous respirons à pleines narines l’odeur de l’humus tout en écoutant le chant des oiseaux. Le hasard nous conduit ainsi jusqu’à une clairière circulaire au centre de laquelle a été édifié un petit temple hindou. Ici, on vénère Shiva et sous les guirlandes des drapeaux à prières, une foule de tridents, pointés vers le ciel, assoit la spiritualité des lieux. Pendant qu’Alain et Chantal installent le camp, ma curiosité m’entraîne au plus profond de la forêt. Elle a quelque chose de mystique et de sacré. De longues barbes de lichens pendent des arbres et des cris étranges retentissent sans que je puisse en identifier l’origine. L’ambiance est démente, un truc à mi chemin entre Indiana Jones et Jurassik Park. Sous un énorme rocher, je découvre un lieu de culte où les pèlerins ont abandonné en guise d’offrandes des dizaines de tridents miniatures. Tandis que j’en ramasse quelques-uns, je retiens mon souffle. Mais rien ne se passe. L’énorme rocher ne bascule pas sur lui-même pour m’écraser et aucune fléchette empoisonnée ne vient me transpercer le corps. [/ale_one_half_last]
À la nuit tombée, dans cette jungle baignée de brume, je me sens finalement à mon aise. Je me hâte néanmoins d’aller retrouver mes camarades autour du feu qu’ils ont allumé au pied des grands mâts à prières. Au matin, la brume s’est volatilisée, remplacée par un grand ciel bleu. Le Lantang Lirung, 7 227 mètres, fait une apparition remarquée au-dessus de la canopée. Difficile de croire que lors du séisme du printemps dernier, cette superbe montagne a lâché tout un pan de glace qui a englouti en quelques secondes les quatre cents âmes du village de Langtang. Il y a quelques années, cette même montagne a également emporté l’alpiniste slovène Tomaz Humar, l’un des meilleurs himalayistes du moment. Malgré ce sort funeste, ce matin, assis au soleil, je suis heureux de me retrouver à nouveau face à cet Himalaya grandiose. Il n’a pas bougé, il est toujours là. Il me regarde. Je le regarde. Avec ce goût amer d’avoir laissé quelque chose en plan. Je sens l’appel des cimes mais je sais qu’il est encore trop tôt pour y aller. Pour grimper sur de pareilles montagnes, il faut se détacher de ses émotions, être libre et apaisé. Et en ce moment, je sais que le compte n’y est pas. Pas encore. Comme souvent lorsqu’on fait de l’exploration, c’est sur le chemin du retour que l’on découvre les meilleurs sentiers, les meilleurs passages. Tandis que nous revenons tranquillement vers Jyamire, se dessine déjà dans ma tête l’idée d’un futur trek qui pourrait conduire de la Maison des Rêves jusque sur les crêtes du Chyochyo Danda. Des rizières magnifiques, des villages accueillants, une forêt primaire, une longue crête en plein ciel entourée de 6000 et de 7000 : tous les ingrédients d’une belle aventure semblent réunis. C’est désormais une certitude, il va encore falloir revenir au Népal.
Pour grimper sur de pareilles montagnes, il faut se détacher de ses émotions.
No, tiger ! Pour compléter et sublimer encore plus ce futur itinéraire, je propose donc à mes acolytes de rallier Nagarkot en passant par les collines. L’aventure débute dès les hauteurs de Mélamchi, le chef lieu du district de Sindhulpalchok. À chaque village traversé, tous les yeux se braquent sur nous. Aucun touriste ne vient par ici mais l’accueil est partout le même : chaleureux et spontané. Les népalais n’ont rien mais ils nous donnent tout. Tour à tour, nous sommes invités à partager un dal bhat(7), des fruits, des légumes, plus rarement un bol de lait frais. Tous les matins, dans le fond de la vallée de l’Indrawati khola, des écharpes de brumes évanescentes se font et se défont au gré de l’atmosphère. Le spectacle est sublime, l’émerveillement quotidien : chaque pan de montagne recèle en ses plis des rizières proprement étagées, des banyans majestueux où nichent les aigles et des hameaux où les femmes, chacune un mioche cramponné à ses bras, s’affairent dans des potagers exubérants. Il faut parfois chercher mais tout un réseau de jolis sentiers relie chacun des villages entre eux. On ne le dira jamais assez, le Népal, c’est le pays du trek par excellence. Au passage d’un col, des voix d’enfants retentissent à l’intérieur d’une bâtisse fissurée. Une beauté est assise à l’intérieur et dispense l’école à quelques gamins. Ces derniers ne pleurent jamais. Ou très rarement. Au Népal, on « fabrique » des enfants autonomes, capables de marcher plusieurs heures par jour dès leur plus jeune âge pour se rendre en classe. Un matin, une rencontre me marque plus que les autres : assise devant un tas de gravats, une femme pleure et semble traumatisée. Je ne comprends rien de ce qu’elle raconte mais elle n’a de cesse de répéter toujours la même chose en mimant la scène d’un toit qui s’effondre sur sa tête. Visiblement, elle demeure la seule survivante. C’est bouleversant. Face à tant de détresse, moi, le marcheur de chagrin, je n’ai vraiment pas le droit de me plaindre. (7) Le plat traditionnel du Népal, composé de riz blanc (bhat) et d’un bol de soupe aux lentilles (dal).
D’ailleurs, je ne me plains pas. En journée, je suis littéralement happé par les rencontres et par l’itinéraire à inventer. Pour me diriger, je n’ai qu’une mauvaise carte. Et beaucoup de flair. Conduire ainsi mes compagnons, ça ne laisse pas le temps à l’esprit de gamberger. La nuit, c’est autre chose. Je trouve le salut auprès d’Alain qui, compréhensif, me distille de minutieuses doses de somnifères. Un soir, pendant que mes camarades partent chercher de l’eau, un gars sorti de nulle part vient à ma rencontre. Il se demande ce que je fais là, au milieu des rizières. Pour meubler la conversation, je lui montre la tente et lui explique que je compte camper là : « It’s possible to sleep here » ? « No, tiger » ! Je rigole. Pas lui. Puis il m’explique qu’il rentre au village et que je devrais en faire de même. Du coup, cette nuit-là, Chantal ne dort que d’une oreille tandis qu’Alain et moi, complices, entretenons le mythe à chaque bruissement du vent dans les feuilles. La plaisanterie cesse le lendemain alors que nous dévalons au creux d’une profonde vallée encaissée pour franchir à gué la Jarke Khola. Nous voilà revenus à l’étage subtropical, dans la touffeur d’une jungle luxuriante. En posant les yeux au sol, je remarque que le sentier est littéralement recouvert d’empreintes de félin. Ce n’est pas d’un tigre à proprement parler qu’il s’agit mais plutôt d’un léopard, d’une panthère ou d’un lynx. Joli lot de consolation qui meuble nos conversations jusqu’à notre arrivée à Nagarkot. Situé au faîte d’une colline, le village est en partie anéanti. Pas rassurant de dormir dans un hôtel totalement désert, lugubre et de surcroît à moitié en ruine. Les petits cottages(8) Sherpa que nous dénichons le lendemain sont un peu plus coquets et le jardin, joliment aménagé en escalier, est certainement le lieu le plus convivial de Nagarkot pour patienter jusqu’à l’arrivée du taxi. Ce dernier n’arrive qu’en soirée : à l’intérieur, Azita et Asmina, sa jeune sœur. Elles ont tenu à venir nous chercher elles-mêmes pour nous ramener à Katmandou. (8) Chalets.
IT’S POSSIBLE TO SLEEP HERE ?
NO, TIGER !
Partir, revenir. Nous profitons du fait qu’Azita réside dans le quartier de Baktapur pour séjourner deux jours durant dans l’antique cité Newar(9). C’est une merveille d’architecture, unique au monde. Des ruelles étroites aux boiseries finement ouvragées s’articulent autour de grandes places centrales où s’élèvent d’incroyables temples à pagodes. Déjà, à son époque, la célèbre exploratrice Alexandra David-Néel s’enthousiasmait à propos de cette cité moyenâgeuse : « Il y a quelque chose d’irréel dans les édifices devant lesquels on se trouve. On a l’impression de figurer sur la scène d’un théâtre, au milieu des décors. On s’attend à entendre un coup de sifflet et à voir surgir des machinistes qui, soudainement, viendraient enlever ces palais et ces temples fantastiques. » L’essentiel est resté debout mais le séisme a grandement fragilisé ce joyau : partout, des étaies soutiennent les façades et d’inquiétantes lézardes courent sur les maisons dont certaines penchent dangereusement. C’est sous la plus haute pagode de Baktapur que nous prenons congé d’Azita et de Mam, venue faire soigner à l’hôpital une vilaine blessure au pied. Cette fois, Azita se laisse tomber dans mes bras. La tristesse n’est cependant pas de mise : nous savons que nous reviendrons bien vite au Népal et, surtout, nous avons invité Azita à venir découvrir la France. Un rêve pour cette jeune étudiante népalaise. Alors qu’elle s’éloigne, je songe à ce curieux sort que la vie est en train de me jouer. Je suis venu au Népal pour fuir un quotidien, certain d’y trouver telle ou telle chose et j’en reviens avec ce que je n’attendais pas : une petite sœur. (9) Les Newars habitent principalement la vallée de Katmandou, y représentant près de la moitié de la population. Les Newars ont une longue tradition artistique et sont connus pour être des bâtisseurs, des sculpteurs et d’excellents architectes.
C’est au temple de Pashupatinath que j’entraîne mes camarades pour notre dernière soirée à Katmandou. J’aime ce lieu, malgré l’odeur de chair humaine brûlée qui rôde autour des ghâts. C’est là, sur les berges de la Bagmati que les familles aident les défunts à traverser le fleuve de la mort. Sur l’autre rive, une nouvelle vie commence. Pour nous, l’heure du retour en France a sonné. Ce matin, chacun s’accorde une dernière virée matinale et solitaire dans les rues parfumées de Thamel. Chaque jour, les népalais y brûlent de folles quantités d’encens. Après la visite des brocanteurs, mes emplettes se terminent chez un bijoutier tibétain. Muni d’une longue liste de prénoms, je choisis pour chacun d’eux qui un bracelet, une pierre gravée ou encore un porte-clef. Au dernier prénom de ma liste, je marque un temps d’arrêt puis je renonce. J’ai pourtant sous les yeux le plus beau Dzi que je n’ai jamais vu mais je laisse volontairement de côté cette superbe pierre tibétaine. En revenant vers l’hôtel, je fulmine et trouve mon attitude vraiment absurde. De rage, je reviens dans la boutique. Le vendeur ne semble pas surpris de me voir. D’ailleurs, la pierre est toujours posée sur le comptoir. Avec un sourire radieux, il me la tend, en échange de quelques roupies supplémentaires. Les dernières que je possède. De retour en France, j’ai offert à la famille, aux amis et aux collègues tous les petits présents rapportés du Népal. Tous, sauf un. Il reste posé sur une étagère de la maison.
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